À parcourir les réseaux sociaux, la découverte de propos invitant à une certaine réflexion n'est pas rare. Surtout quand leur tonalité domine jusqu'à masquer des nuances pourtant essentielles.
- KELEREPUS -
- KELEREPUS, 22 octobre 2023. Arrivée via un célèbre "social network", et saisissante par son étrange cheminement, voici une tirade qui ne peut qu'engendrer quelques bourrasques dans les neurones. Le propos évoqué s'articule ainsi. "Pourquoi il ne sert pas à grand chose de développer des transports plus rapides ? Dans votre entourage, je suis persuadé que votre famille et vos amis passent en moyenne 1 heure dans les transports chaque jour. Comment je sais ça.? Parce que, aussi surprenant que ça puisse paraître, c’est le cas depuis l’antiquité…" Voilà des propos qui ne sont pas loin de friser, dans leurs possibles sous-entendus, une démagogie inconsciente (ou pas). Mesurer les temps de déplacements sur 50 ans ou un peu plus (en gros le vécu d'un vivant stocké dans ses souvenirs) serait peu pertinent. Trois grandes périodes sont en revanche à distinguer. Avant les années 1820, et depuis cette antiquité prise en point focal par l'internaute cité, il fallait environ 10 jours pour aller de Paris à Marseille, avec des moyens fluviaux, hippomobiles, voire à pied. Arrive un basculement fondamental dans ces années 20 d'il y a deux siècles, qui ont vu se développer les débuts des chemins de fer. Et dès 1850, Paris - Marseille se réalise en seulement 10 heures. Peut-on mettre au rebus les évolutions en tous points qui ont accompagné cette révolution du rail.? Un siècle plus tard, c'est l'automobile (incluant les poids lourds) qui apporte sa révolution. Là encore, énormes conquêtes avec le porte à porte, la fin de pénibles et onéreuses ruptures de charges. Mais aussi, parallèlement, développement des rencontres familiales, des mobilités pour le travail, et naissance du tourisme grand public. À proscrire, tout cela.? Dans les années 50 et suivantes, l'avion arrive à son tour. De Paris à Marseille, trajet "brut", se toise en une heure. Et avec la vitesse de l'avion, surgit une notion nouvelle qui peut rejoindre les avis sur la vitesse. Réaliser moins de cette unique heure du trajet brut ne sert plus à rien, ne pouvant qu'accroître considérablement les dépenses. De la capitale à la cité phocéenne en 45 au lieu de 60 minutes est du domaine de la conquête de l'inutile. D'où l'échec, annoncé à l'avance, du Concorde... (et d'autres projets supersoniques, pour des raisons ne se limitant pas au coût*). Mais parallèlement, les très grands avions, "gros porteurs", Airbus A300, Boeing 747, DC10, Lockheed Tristar (tous ne survivrons pas commercialement) donne à des milliers de gens la possibilité d'aller loin, pour des vacances (ce que certains déplorent, tous les goûts et dégoûts étant dans la nature), mais aussi et surtout professionnellement.
Anecdote. Parlons vitesse... En 1934, des ingénieurs de Citroën partent pour les USA afin de travailler sur les outillages devant servir à produire la fameuse Traction. Voyage sur un beau paquebot, les Boeing et les Airbus, c'est encore de la futurologie. Une petite semaine pour l'aller, autant pour le retour, quinze jours d'employés de haut niveau, juste payés pour regarder l'océan.**
Vitesse des hommes, vitesse des biens. Le temps (y compris de transport), c'est de l'argent. Il y a quelques décennies, une production industrielle asiatique n'arrivait en occident, Europe ou USA, qu'après plusieurs semaines de navigation. Depuis quelques années, et en particulier la désintégration de l'URSS, des avions cargos géants acheminent désormais en quelques heures des centaines de milliers d'équipements devenus très peu encombrants (miniaturisation), tels que des smartphones, des tablettes, des notebooks, etc. C'est pour tout le monde une évolution profitable. "Avant", le fournisseur lointain pouvait considérer la marchandise comme livrée, et donc bonne à facturer au client aussitôt chargée sur un fier navire. C'est le fondement de ce que, dans l'import-export, l'on appelle depuis des lustres les prix "FOB" (Franco On Board). Mais si le trajet dure un mois, deux mois, ce temps ne permet pas au client à son tour de vendre, et donc de facturer les produits achetés. En amont ou en aval, sont donc supportés des frais financiers. De plus, avec un tel décalage dans le temps, les conditions de commercialisation peuvent fortement évoluer. Une demande plus forte ou plus mesurée qu'imaginé des semaines avant de les voir arriver peut déboucher sur des stocks excessifs (il faudra brader) ou des ruptures, et ventes recettes manquées. Il est possible que des chercheurs, des universitaires, des théoriciens (financés par tout le monde) croyant tout savoir mais ne vivant pas ce genre de souci (que tout manager vit au quotidien), n'aient qu'une perception bien floue de ces aspects pourtant si réels.
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Quelques esprits chagrins ne manqueront pas, se croyant bons observateurs, d'imaginer que ces mécanismes sont favorables aux produits venus d'Asie, par exemple. Mais la vitesse oeuvre dans les deux sens des liaisons, et elle n'est en rien responsable d'un éventuel manque de compétitivité occidental. La compétitivité n'étant pas que l'aspect d'un prix brut, mais le reflet d'une résultante entre tarif et pertinence du produit. Restons dans l'auto. L'industrie allemande, qui a vendu sous tous les horizons ses hauts de gammes routiers, de l'Europe à l'Asie et à la Californie, n'a souffert d'aucun de ces paramètres des transports.
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Cependant, des données nouvelles sont apparues au cours des années récentes, posant le problème de la vitesse dans une approche inédite. Premier facteur de cette évolution, le fait que désormais, à des conditions plutôt abordables et dans un délai minimal, tous les points du globe sont accessibles, les gains de vitesse étant nettement moins essentiels pour engendrer de nouveaux progrès. Un second facteur est peut-être encore plus influant, issu du déploiement des télécommunications. L'anecdote des ingénieurs de Citroën consacrant deux semaines pour quelques échanges de cotes n'est plus d'actualité. Avec une panoplie logicielle correcte, quelques clics suffisent à transmettre des éléments, à en corriger, à en approuver. Avec en prime l'oubli de détails qui n'ont rien de négligeables. Ces intervenants sur la future Traction sont resté sur le sol américain plus longtemps que prévu. Les plans de l'auto (à l'échelle 1 !) étaient cotés en système métrique, l'industriel d'outre-Atlantique ne "digérant" que de la croustillante mesure anglosaxonne. Nos globes-totters du quai de Javel ont donc été contraints de passer des jours entiers à plat ventre sur les plans, convertissant (sans calculette) des centimètres en pouces, des décimètres en pieds... Alors qu'une case à cocher dans un CAO-DAO de bonne facture fait apparaître dans l'instant l'une ou l'autre des dimensions exprimées.
Et pourtant, si l'aventure de la cylindrée parmi l'une des plus connues de l'Hexagone d'avant et après guerre se répétait aujourd'hui, il est probable que les ingénieurs iraient quand même faire un petit coucou à leurs sous-traitants de Detroit, ne serait-ce que pour les rencontrer, dîner une ou deux fois en leur compagnie, imaginer à bâtons rompus des quantités de sujets, presque jusqu'à refaire le monde de l'automobile ou plus si l'ambiance s'y prête. Parler d'une heure consacrée au transport quotidien en sautant à pieds joints les aspects humains de ces 60 minutes (passées dans les transport sous une certaine vision de l'antiquité) frise la grossière erreur, quels que soient les enseignements qui en sont tirés. (Il est d'ailleurs probable que l'heure évoquée dans le propos relevé sur le Net soit totalement faux. Les individus passent sans doute plus de temps que ce tour d'horloge dans "les transports", pour aller travailler, mais aussi s'approvisionner, aller à la salle de sport, au cinéma, assister à un concert, faire un tour à la campagne, rendre visite à des proches ou des amis, aller à une déchèterie -la France rurale peut en parler abondamment- etc. Et qui oserait prétendre que l'homme, dit sapiens, ne souhaiterait que sédentarité et zéro convivialité...?
* Outre les coûts et conséquences, au moins un souci demeure insoluble aujourd'hui encore, avec le "bang" supersonique, difficilement supportable par des populations survolées, avec un trafic aérien tel que celui d'aujourd'hui. Il reste aussi fort complexe de fabriquer des moteurs capables de "tenir" des vitesses plus élevées que celles du son durant de longues périodes. Même les avions militaires utilisent des phases de propulsion relativement courtes pour des charges globales sans commune mesure avec des aéronefs chargés de passagers et de fret.
** Cette histoire est largement racontée dans le très captivant ouvrage signé Jacques Borgé et Nicolas Viasnoff, "La traction en 300 histoires et 150 photos, Edition Balland.